- Tu veux que je t’amène où?
- À Brixton.
- Ah. Mais t’es une touriste, non? Qu’est-ce que tu vas faire là? Tu sais que c’est dangereux?
Assise sur la banquette arrière, je roulais mes yeux.
Le Brixton de 2014 est bien loin de celui du régime de Margareth Thatcher. Durant les années 80, la communauté afro-caribéenne de ce quartier du sud-ouest de Londres était aux prises avec une crise économique et sociale, un très haut taux de chômage, une pénurie du logement, un haut taux de criminalité, ainsi que du profilage racial et de la brutalité policière nourrit par du racisme institutionnel. Tous des éléments qui ont mené aux Brixton Riots, les 10 et 11 avril 1981, où 279 policiers et 45 membres du public ont été blessés.
Depuis, les choses ont bien changé. Tout n’est pas rose, mais Brixton est en plein essor. Pourtant, les stéréotypes attachés à ce quartier multiethnique persistent.
Les déchirures sociales prennent des générations à panser.
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Si je me rendais à Brixton, c’était pour revoir deux amies qui venaient tout juste d’y aménager.
Il y avait d’abord Maggy. Nous avions étudié ensemble il y a 10 ans, mais séparées par la distance, ne nous étions revues que deux fois depuis, ce qui ne m’empêchait pas de la considérer comme une sœur. Elle venait d’arriver de Nairobi pour entamer son doctorat à la London School of Economics en Relations Internationales, posant un regard sur la démocratie et des systèmes alternatifs de gouvernance pour l’Afrique.
Quant à Fawzia, je l’avais rencontrée lors d’un voyage en Haïti. Elle venait de Montréal et nous avions, depuis notre retour de la Perle des Antilles, gardé un contact régulier sur Facebook. Comme Maggy, elle débarquait à Brixton pour s’établir le temps de ses études. Dans son cas, c’était une maîtrise en Global Health with Conflict and Security au King’s College.
Aujourd’hui, Maggy et Fawzia s’étaient donné la mission de me faire découvrir leur quartier. Puisque c’était le weekend, mon baptême allait se faire au Brixton Market.
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La rue Brixton Hill, qui menait vers le marché, bourdonnait d'activités. Des jeunes filles sortaient du métro et se passaient un ballon de soccer sur le trottoir. Du dancehall-reggae émanait d’un kiosque improvisé, où derrière des piles de CDs était assis un disquaire, roi du bootlegging. Je m’arrêtais pour m’acheter un sac de popcorn, au coin de Electric Avenue, la première rue marchande à avoir de l’électricité à Londres, mais surtout célèbre grâce au hit d’Eddy Grant.
À quelques pas de là, un vieil Afghan avait le sourire fendu jusqu’aux oreilles. Il portait un débardeur brun et des lunettes fumées et vendait des oranges. Chaque résident avait son marchand préféré, et lui, c’était celui de Fawzia.
À l’entrée du Brixton Village, dans la partie recouverte du marché, des drapeaux des quatre coins du monde étaient accrochés à des poutres jaunes et bleues. Du plafond aux étalages de légumes, ici, tout était coloré. Parmi les commerces, des boutiques vintages vendaient des tenues imprimées qui rendraient Solange Knowles rouge de jalousie. Puis dans une autre allée, une vieille dame tâtait des yuccas, alors que de jeunes branchouillards mangeaient du saucisson au Fromage et Champagne, un établissement nouvellement installé dans le marché (non sans controverse), signe de l’embourgeoisement du quartier.
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Le soir venu, friande de grillades, on s’installa au Brixton Village Grill, un des multiples restaurants du marché.
À ma grande surprise, Maggy avait invité Helen, une de nos anciennes camarades de classe, ainsi que Kibwe, un copain qui avait étudié l’architecture à l’Université de Leeds et avec qui Maggy et moi étions allées à Zanzibar il y a quelques années. Kibwe avait grandi à Brixton et est aujourd’hui réalisateur et animateur de films. Il a entre autres réalisé Robots of Brixton, un film pour lequel il a imaginé un Brixton en 2050, où les classes sous-payées et surveillées par les policiers n’étaient ni les Caribéens ou les Africains de l’Est ou de l’Ouest, mais des robots. Non seulement son film est devenu un hit sur le web, mais il a gagné, en 2011, le Sundance Special Jury Award for Animation Direction.
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Nous étions là, à Londres, une ville où l’on parle 300 langues, en train de boire du vin italien, dans un resto portugais, dans un marché afro-caribéen. Réunis, nos parents venaient du Royaume-Uni, du Kenya, du Maroc, du Québec, de l’Égypte, du Sénégal, des États-Unis, de la Grenade. Ils avaient voyagé, immigré, sacrifié leur propre confort, cherché des vies meilleures. Pour eux, mais surtout pour leurs enfants.
J’étais comblée de revoir mes amis, mais aussi de filmer ce moment. Car on ne voit que trop peu souvent les jeunes à la télévision québécoise. Encore moins ceux issus de milieux culturels. Cette soirée, tout comme cet épisode, je la dédiais à leur histoire, celle de leur quartier, et de leur réussite.
Car Brixton n’est pas un quartier dangereux. Le véritable risque serait de passer à côté de la richesse qu’on y retrouve, par peur de vieux stéréotypes.